L’enfant de Nuit Debout
Chronique d’un abstentionniste
Je me sens coupable.
Coupable de n’avoir rien fait et de me réveiller en plein cauchemar. Voilà, nous y sommes. Peu importe le résultat du vote de ce dimanche, presque 10 millions de personnes ont voté pour le Rassemblement National au premier tour des législatives de Juillet 2024. Pour un parti d’extrême droite, néo-fasciste et mortifère. Et voilà des années que je regarde la France glisser dans cette direction sans agir.
Pour être honnête, il y a encore quelques jours, j’étais absolument détaché de tout cela. Comme souvent dans ma vie, j’ai appris à me désolidariser du consensus, à me marginaliser afin de tour à tour prendre du recul, puis juger la conduite de la masse depuis mon perchoir.
Que ce soit pour pourchasser des idéaux capitalistes à travers l’entreprise ou des rêves d’aventurier aux quatre coins du monde, ma vie a été marquée par un désir de liberté ainsi que par une certaine compassion pour le vivant, j’ai toujours été tourné vers les autres et leur expérience de la vie. Pourtant elle est aussi empreinte d’un certain individualisme, voire même d’égoïsme qui n’a cessé de gagner du terrain ces dernières années. Mais cela n’a pas toujours été ainsi.
(1 an après Nuit Debout, nous avons décidé de publier un livre avec les photographies de Francis Azevedo, accompagné de textes de Quentin Margne, Alix Rampazzo et moi-même. Ce témoignage a cristallisé notre expérience du mouvement parisien, c’est un très beau livre et j’en suis très fier!)
Le temps et les épreuves ont eu raison de mes convictions. La rigueur du travail et l’obsession pour mon développement personnel m’ont demandé de reléguer les questions collectives à un second plan. Loin de moi les nuits rebelles sur la Place de la République à clamer des slogans révolutionnaires et à construire de nouvelles façon de vivre ensemble. Loin derrière moi, l’époque bénie où mes potes de lycée et moi nous refaisions le monde à travers l’échiquier politique.
Déjà à ce moment-là, j’avais compris que j’appartenais, de par mes origines sociales, à ceux qui prônent le libéralisme et les politiques de grand spectacle: la droite. Pourtant, j’ai trouvé ma place avec mes compagnons de galère dans une famille de cœur, celle qui lutte pour les droits de chacun et les devoirs des privilégiés: la gauche. (désolé pour cette vulgarisation, je ne pense pas pouvoir faire beaucoup mieux que cela)
Cela dit, avec mon histoire de déraciné (plus de 30 déménagements à ce jour) s’investir dans la vie politique d’un pays, quand on pense être nulle part chez soi, n’avait que peu de sens. Je me suis souvent considéré appartenir au monde, pas à une seule nation.
J’avais aussi du mal à trouver dans les personnalités de ce monde-là des émissaires qui incarnent mes valeurs ou mon parcours, je me confortais souvent dans l’admiration de héros déchus comme Mandela ou Gandhi. À la réflexion, je pense que mon statut de privilégié a eu raison de mes combats d’ado. “Après tout, voter, c’est pour ceux qui sont mécontents.” Qu’avais-je à plaindre moi depuis ma tour d’ivoire?
Un désir de liberté
Je crois aussi que m’abstenir me permettait simplement d’affirmer ma différence, d’appuyer mon désir d’appartenir à autre chose, comme pour mon permis de conduire que je n’ai jamais passé par volonté de m’extraire d’un chemin tracé. Finalement, quand on a de l’argent pour s’expatrier, pour regarder depuis son île des Caraïbes l’effondrement, tout est plus simple. Malgré des idéaux politiques et sociaux forts, j’ai voulu avoir toutes les libertés pour ne pas avoir à choisir.
Rester l’adolescent impétueux qui veut changer le monde en abolissant les conflits, l’écologiste spirituel qui ressent les peines du monde vivant, et l’ultralibéral qui, sans y réfléchir à deux fois, enfile l’idéologie capitaliste en prenant l’entrepreneuriat à tout va, les voyages, et qui passe ses nuits à jouer au casino avec l’argent de sa famille.
Seulement, avoir des convictions implique de s’engager. C’est comme dans n’importe quel aspect de nos vies. À partir du moment où l’on souhaite revendiquer certaines idées, construire un avenir meilleur, il va y avoir des choix à faire. Même lors de mes nuits de lutte auprès de Nuit Debout, je n’avais toujours pas lâché cette casquette de marginal, le vote demeurait pour moi une impasse.
Nous vivons dans un monde où le choix est avant tout devenu un acte de consommation. Il n’a plus la valeur qui lui est due. Chaque jour, nous consommons des contenus, des produits, des rêves, des relations et des idéaux. Nous prêtons main forte sans y réfléchir à ceux qui ont bien conscience du pouvoir de chacun de nos choix. Que ce soit pour les monétiser ou les politiser, chaque pas en avant est à la source d’un changement, ce qui implique d’y déposer de la conscience, nécessairement.
“J’espérais échapper à tout cela, mes millions en poche”
J’ai voulu vivre dans l’illusion que ne pas voter et ne pas s’impliquer dans la vie politique c’était évoluer à l’extérieur de ce monde. Pourtant, je suis au service d’une cause sans m’en rendre compte. Je prête mon abstention et mon détachement à ceux qui galvanisent les foules pour les diriger vers des discours haineux. Je permets à ceux qui comprennent la valeur de tous nos choix de s’emparer de l’espace public et de l’attention de ceux qui cherchent à être guidés à tout prix, même par des radicaux.
Et quel gâchis!
Quand je me dis que quelqu’un comme moi, avec mes idées, mes rêves et mon background social, a tout pour influencer le débat vers des sphères plus éclairées où la liberté d’expression, de création et d’engagement sont à l’honneur, où les entreprises individuelles peuvent être remises au service du collectif, mais c’est tellement plus simple de rester là à attendre, à critiquer et à juger depuis une distance confortable. Parce que la réalité c’est que j’espérais échapper à tout cela, mes millions en poche, en prônant que je veux à mon tour aider ceux qui ne sont pas dans “l’abondance”.
Ah la puissance du déni! Heureusement il n’est pas trop tard pour changer. Et je ne prétends pas m’emparer d’un débat dont je ne sais rien. Peut-être simplement de ne plus me taire. Peut-être simplement de ne plus rester sans agir. Peut-être simplement de ne plus me mentir sur mes réelles intentions et avoir le courage de mes idées.
Si je veux vraiment voir un changement s’opérer, alors je dois devenir acteur de ce changement. Si je veux comprendre ma place dans la fresque politique, alors je dois mieux comprendre les enjeux qui s’expriment devant moi. Si je veux soutenir l’écologie parce que je porte le vivant dans mon cœur, alors je dois apprendre à renoncer à ce qui ne résonne plus dans mon métier, ma vie perso et mes aspirations. Car s’engager, c’est savoir renoncer pour faire de la place à ce qui est juste. C’est savoir montrer par l’exemple que ce changement est possible.
Alors oui, dans ma désinvolture, ma prétention et mon détachement, j’ai très certainement favorisé la montée de l’extrême-droite en France, mais rien ne m’empêche de changer et d’agir. Je pense que la crise que nous traversons aujourd’hui est une crise de l’engagement, une crise de la vocation, une crise de la responsabilité.
S’engager pour le vivant
Car réellement, face à la chute de ce monde tel qu’on l’a connu, deux choix s’offrent à nous : soit celle de la quête d’un héros providentiel venu nous sauver et nous sortir de là, à l’instar de tous les récits hollywoodiens depuis un siècle, ou bien celle d’une prise de responsabilité.
C’est justement celle-ci que je suis allé chercher dans le développement personnel, la spiritualité ou encore l’écologie. Car comprendre sa place et son rôle au sein du collectif demande une profonde prise de responsabilité envers sa posture et ses actes.
En allant plus loin, on pourrait aussi dire que voter seulement relève aussi d’un certain détachement. Alors oui, peut-être que voter c’est mieux que de s’en passer, mais pourtant ça ne suffit pas non plus. S’asseoir sur son fauteuil devant sa télévision, regarder les résultats et se dire qu’on a bien ou mal fait, qu’on attendait des dirigeants politiques qui mettent en œuvre toutes les promesses qu’ils ont pu nommer au cours de leur mandat, ne va pas suffire.
“Il n’est plus possible de laisser la manipulation de l’opinion public se faire”
Car le type de démocratie qui peut permettre à notre pays, voire à notre planète, d’évoluer de manière radicale vis-à-vis de la crise climatique humaine et des contextes politico-sociaux tendus qui existent aujourd’hui, est celle d’une démocratie participative, c’est à dire celle où le citoyen s’engage pleinement dans la vie de sa communauté, de sa nation.
On ne peut plus se permettre de rester à vie dans des métiers alimentaires ou autres, détachés de la vie de la cité, détachés des circonstances ou des expériences de nos voisins, détachés de ce que choix de consommation font vivre à la planète chaque jour, détaché de ce que nos lectures, nos échanges de création et nos pensées dans ce monde.
Un constat alarmant
Quand je vois le résultat dans les urnes aujourd’hui, j’en comprend ceci: d’un côté il y a un parti qui se nourrit d’une rhétorique sécuritaire incarnant parfaitement l’image du héros providentiel venu sauver la nation, de l’autre un choix individuel et collectif à faire sans plus tarder, celui de la responsabilité. Il n’est plus possible de laisser la manipulation de l’opinion public se faire. Il est devenu si facile d’utiliser des symboles comme celui de la jeunesse et de la réussite pour faire oublier le bilan de deux siècles d’industrialisation du monde.
Cette responsabilité, elle s’incarne dans nos quotidiens, elle se vit au contact de nos proches, des personnes qui s’opposent à nous, elle s’écrit à travers chaque expérience de vie. C’est savoir regarder en face nos privilèges, notre empreinte sur le monde, notre mode de vie et ce qu’il génère par son idéologie. Mais forcément, crier au loup et abattre de la violence sur les minorités est infiniment plus simple que d’assumer ses parts d’ombre et oeuvrer pour ce qui va suivre.
Si j’ai retenu une chose de mes quelques brefs instants de militantisme et de mes explorations spirituelles, c’est que la révolution a d’abord lieu en soi, qu’il faut trouver la force de remettre en question ses convictions, son confort et savoir confronter son point de vue à d’autres, comprendre qu’en chacun de nous existe une fraction du collectif.
La politique n’est au final qu’un exercice de vivre ensemble — si je me risque à l’infantiliser — comme une grande initiation planétaire qui a pour but de nous aider à trouver de nouvelles manières de collaborer.
J’ai envie de croire que mes années d’abstention et de désengagement auront au moins servi à une chose, c’est la prise de recul. Qu’à travers les paysages, les cultures et les spiritualités que j’ai pu célébré durant cette phase de ma vie, je tiens un peu de la recette magique pour faire évoluer doucement les choses dans une direction plus vivante.
Le chemin sera sans doute long, semé d’embûches voir carrément sombre. Il obéira à sa propre loi qui parfois dépasse la volonté de l’humanité, comme une énergie sauvage et indomptable qui nous fait vivre épreuve après épreuve. L’idée d’ailleurs que ce combat finira un jour est tout à fait illusoire. C’est un engagement de toute une vie.
Peut-être alors la clé n’est pas dans la recherche du confort ou d’un sentiment durable de sécurité mais plutôt dans la cultivation des idéaux, l’échange des idées, l’acceptation du changement. Car comme la nature qui aujourd’hui nous fait plier par ses complaintes climatiques, nous devons nous adapter pour survivre. Et comme moi je ne peux plus me permettre de m’appuyer sur mes vieux rêves déchus de ma vingtaine, nous devons apprendre à renoncer à certains choses acquises pour laisser place à un renouveau.
Aucun héros ne viendra nous sauver.
Aucun vote ne remplacera l’engagement dont chacun d’entre nous peut faire preuve dans son quotidien. Aucune technologie ne viendra résoudre le changement climatique à notre place. Aucun réseau social ne remplacera la chaleur d’une accolade, un débat autour du feu ou un repas offert à quelqu’un qui a faim.
Apprenons à sortir de notre zone de confort, confrontons nos convictions, réveillons nos instincts tribals, questionnons nos modes de vie, apportons notre pierre à l’édifice, prenons nos responsabilités face à ce qui se prépare, demain ou après.
Réapprenons à rêver comme les enfants maintenant que nous avons nos armes d’adultes pour les réaliser. Quelque part en nous se cache la solution…
Tendons l’oreille!
Peut-être que ce texte est un peu écrit pour essayer de me réhabiliter dans ma conscience politique, de me redonner une place, de me pardonner?
Oui c’est possible. Mais avant tout j’ai envie de porter le message qu’il n’est jamais trop tard pour s’engager! Jamais trop tard pour apporter une petite pierre à l’édifice. Jamais trop tard pour défendre ses convictions, même si on a passé toute une vie à les trahir. À bon entendeur.
Merci de m’avoir lu.